La décolonisation est un sujet récurrent dans les débats internationaux et sur les réseaux sociaux depuis une dizaine d’années. La génération actuelle reprend les pensées de décolonisation des pères fondateurs de l’indépendance africaine – tels que Kwame Nkrumah du Ghana, Léopold Sédar Senghor du Sénégal, Julius Nyerere du Kenya et Nelson Mandela d’Afrique du Sud, entre autres – et les amplifie. Il est essentiel de comprendre à quel point la colonisation a des effets durables sur plusieurs générations, chacune essayant d’en éliminer les séquelles. Pour notre époque, l’un des combats majeurs est la décolonisation de l’esprit. Le célèbre écrivain kényan Ngũgĩ wa Thiong’o affirmait que la décolonisation va bien au-delà des processus politiques et nécessite une libération de l’esprit. Son travail a mis l’accent sur l’importance de la langue maternelle et de la culture comme moyens pour décoloniser l’esprit.
Décoloniser son esprit implique un effort conscient et constant pour déconstruire les croyances et normes imposées par l’impérialisme. Dans notre quotidien, plusieurs gestes peuvent accompagner cette démarche. Voici une liste de pistes à explorer :
Comprendre que l’Afrique suit son propre chemin : L’histoire des peuples se construit sur des millénaires. Toutes les régions du monde sont passées par des phases de désespoir, de réveil, de crises et de développement. Le stade où se trouve actuellement le continent ne signifie pas qu’il est en retard, mais qu’il est en plein processus.
Lire l’histoire africaine au-delà des manuels scolaires : Bien que les choses évoluent lentement, de nombreuses écoles africaines enseignent encore une histoire écrite par les colonisateurs. On y apprend davantage sur les explorateurs ayant « découvert » l’Afrique et tracé ses frontières que sur les grands royaumes africains, les économies florissantes ou les formes de gouvernance démocratiques. Ces livres passent sous silence les cultures avancées et les contributions africaines au savoir mondial. Chercher la grandeur de l’Afrique dans d’autres sources est vital pour nourrir notre esprit.
Remettre en cause le récit de supériorité : Le monde positionne l’Afrique au bas de l’échelle, tout en glorifiant d’autres régions. Ce récit doit être déconstruit. Il existe des avantages et des désavantages partout. Plus nous reconnaissons les richesses africaines, plus ce récit perd en pertinence. Nous devons aussi confronter les personnes extérieures au continent qui se croient supérieures.
Contester les normes imposées : L’après-colonisation a vu l’imposition des normes européennes en politique, beauté, économie, architecture, etc. Il est temps de puiser dans le savoir et la sagesse de nos ancêtres pour définir nos propres standards. Une villa de style européen ne devrait pas être jugée supérieure à une maison construite selon l’architecture et les matériaux africains. L’architecte burkinabè Diébédo Francis Kéré en est un exemple remarquable : il a développé une architecture ancrée dans les matériaux traditionnels et les croyances locales. Le style architectural devrait relever d’un choix personnel, non d’un modèle imposé.
Savoir à quels médias accorder son attention : Lorsque certains journalistes ont dit (en paraphrasant) que voir des réfugiés européens fuir la guerre en Ukraine était choquant « car ce ne sont pas des Africains du tiers monde », cela a révélé le mépris médiatique envers l’Afrique. Il est essentiel d’identifier les médias neutres et factuels lorsqu’ils traitent de l’Afrique. L’essor de la presse indépendante qui réoriente le narratif africain est une avancée majeure. Ces plateformes offrent une représentation plus juste du continent.
L’histoire est un cycle qui se répète : Voir des bateaux remplis de migrants africains tentant de rejoindre l’Europe est bouleversant. Mais ce n’est pas un nouveau phénomène. Il y a des décennies, d’autres migrants partaient vers l’Afrique ou les Amériques (l’actuel États-Unis). L’histoire se répète. Dans les décennies à venir, des migrants continueront à chercher ailleurs un meilleur avenir. Aujourd’hui, ces migrations font partie du processus historique du continent.
Cultiver la curiosité intra-africaine : Un Namibien devrait s’intéresser aux plats traditionnels d’Érythrée. Un Gambien devrait vouloir connaître les traits culturels du Burundi. Un Algérien devrait suivre les avancées du Lesotho. Apprendre à se connaître entre Africains, dans notre diversité, permet de reconnaître les défis communs et de construire ensemble des solutions et des partenariats durables.
Comprendre les courants de la décolonisation : Ces dernières décennies, plusieurs mouvements ont plaidé pour la décolonisation de la politique, de la diplomatie, de l’aide internationale et bien plus. Ces mouvements nous aident à comprendre ce qu’il faut déconstruire dans notre perception du réel. Même si l’on n’est pas engagé activement dans ces causes, les comprendre permet de libérer notre esprit de certaines oppressions coloniales.
Donner la priorité à sa langue et à sa culture : La connaissance de langue constitue un pouvoir. En tant que peuples colonisés, nous parlons la langue des colons et, si nous avons de la chance, nos langues maternelles. Un Africain parle souvent plus de deux langues. Cette capacité est une force intellectuelle et culturelle que nous devons exploiter. En valorisant nos langues et cultures, nous renouons avec une fierté africaine qui libère l’esprit de la colonisation.
S’engager dans la narration africaine : En tant qu’Africains, nous savons qui nous sommes. Nous ne pouvons plus laisser d’autres raconter nos histoires depuis notre propre cour. Il est temps de reprendre la main sur le récit, que ce soit sur les réseaux sociaux ou ailleurs. Donnons notre perspective africaine, racontons les initiatives positives, parlons de nos cultures. Plus nous racontons nos propres histoires, plus notre esprit collectif s’oriente vers une décolonisation totale.
Nous, Africains, avons la responsabilité d’élever le narratif du continent. Pour construire les générations futures qui poursuivront l’œuvre de transformation de l’Afrique, nous devons forger des esprits tournés vers sa grandeur. C’est en reconnaissant les défis et en y apportant des réponses que nous œuvrons à cette grandeur. Un esprit décolonisé ouvre la voie à l’éveil et à la restauration de l’Afrique.
Deborah M. Ndjerareou
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