Mon enfance en Centrafrique – Entre joie et conflit, la résilience prévaut
Alors que je rappelle ma vie en République centrafricaine entre 2001 et 2007, j’ai deux séries de souvenirs : la belle, remplie d’amitiés, de rires et de communauté ; et la difficile, lorsque j’ai traversé des coups d’État militaires, de la peur et des larmes.
Partie 1 : Bangui la Coquette
En lisant aujourd’hui l’actualité sur la République centrafricaine (RCA), cela me ramène à mon enfance dans ce pays et à ce qu’elle a représenté pour moi. J’ai déménagé à Bangui, la capitale de la RCA, quand j’avais 11 ans avec mes parents. Mon père y travaillait comme doyen d’une faculté de théologie sous-régionale.
La ville de Bangui que j’ai connue est très différente de ce qu’elle est devenue après des années de conflit. La mienne était remplie de petites aventures et de découvertes. Je vivais sur un campus qui logeait environ 800 personnes de différentes nationalités. Le campus était un village global où trois groupes principaux vivaient en paix : les enfants, dont la vie tournait autour de l’école, des tâches ménagères, du jeu et de l’école du dimanche ; les pères, qui étaient étudiants, professeurs et entraîneurs ; et les mères, gardiennes, étudiantes, professeures et enseignantes.
Je faisais partie du groupe d’enfants et j’appréciais la vie sur le campus avec des groupes d’amis. Chaque jour était une nouvelle aventure et nous nous demandions quoi faire pour la journée. J’ai fréquenté une école secondaire qui se trouvait à environ 20 minutes (à pied) du campus, et j’y marchais chaque matin du lundi au vendredi. En chemin, nous avancions en grands groupes, parlant et riant jusqu’à atteindre la porte principale de l’école.
L’un de mes plus beaux souvenirs de mon passage à l’école catholique St Charles était mon amour pour la lecture. À l’école, j’ai rencontré Alexia, qui est restée mon amie jusqu’à aujourd’hui. Elle avait toujours un livre à la main et partageait constamment des résumés de ses lectures. Grâce à elle, j’ai commencé à fréquenter l’Alliance Française, l’institut français de Bangui. La bibliothèque était un magnifique labyrinthe de livres. Chaque week-end, je m’y précipitais pour trouver une nouvelle aventure de lecture. Alexia et moi partagions souvent des histoires pendant la récréation. Nous avons aussi eu des ennuis pour avoir parlé de livres en classe, notamment pendant les cours de mathématiques. C’était aussi l’époque de la série Harry Potter, et nous passions des heures à discuter des livres et à mémoriser les sorts magiques. À chaque nouvelle sortie, nous attendions avec impatience que les livres soient disponibles en RCA pour les lire. Nous nous prêtions des ouvrages, aimions écrire et partagions des histoires ou des pièces de théâtre que nous avions inventées. Nous nous sommes liées par notre amour de la lecture et de la narration. La lecture a changé le cours de ma vie académique et professionnelle, comme je l’ai réalisé bien plus tard.
L’environnement sur le campus était jovial et communautaire. Dans ma famille, avoir la possibilité de sortir en ville était l’une de nos activités préférées. Bangui comptait une multitude de magasins, de marchés, de pâtisseries libanaises et françaises. Nous allions souvent chercher un croissant frais ou un pain au chocolat a la pâtisserie Phénicia. Le magasin était toujours plein et animé de bavardages, de rires et de délicieuses odeurs de pâtisseries fraîches. Le dimanche, après avoir fréquenté l’église en dehors du campus, nous partions en voiture rendre visite à nos familles et amis dans différents quartiers. Bangui était une ville vibrante et colorée. Le marché principal, à 5 km, était grand et bondé toute la journée. Toutes sortes de nourriture, vêtements et autres produits y étaient vendus. J’allais souvent au marché avec ma tante pour les courses mensuelles. Ces voyages duraient toute une matinée, pendant que je la regardais négocier, rire et discuter avec les dames du marché. Elle savait toujours où aller pour obtenir le meilleur de chaque article.
Mon père avait acheté un terrain dans le village de Boboui, à environ 30 km de Bangui. Au moins deux fois par mois, nous y allions pour une sortie nature en famille. La terre possédait des arbres fruitiers (manguiers, citronniers, papayers, pamplemoussiers, orangers) et des champs de pommes de terre, d’arachides et de manioc. Le chef du village, à l’époque, était une femme d’une cinquantaine d’années qui surveillait de près les terres de mon père. Chaque voyage à Boboui était une journée entière consacrée à la découverte de l’agriculture, à la nature verdoyante et à des conversations enrichissantes avec les habitants.
La communauté dans laquelle j’ai grandi a ouvert mon esprit et mon cœur au monde. J’interagissais avec des enfants, des mères et des pères de différents pays et j’apprenais de leurs cultures. Au quotidien, j’entendais différentes langues comme le sangho, le lingala, le ngambaye, le malgache, le néerlandais, le fon, le moré, le swahili, l’anglais, le français et bien d’autres encore. Je peux identifier mon amour pour les cultures, les langues et le monde depuis mon enfance à Bangui. La mosaïque de personnes qui m’entouraient à cet âge m’a fait réaliser à quel point le monde était grand et combien il y avait à découvrir.
Partie 2 : Peur et résilience
Le conflit en RCA est complexe et met en jeu de multiples acteurs. Durant mon adolescence, je n’avais pas une compréhension claire de cette complexité ; la seule chose que je comprenais, c’était le danger et la peur. Je me souviens de deux coups d’État militaires au cours desquels, vivant sur le campus, nous étions relativement en sécurité jusqu’au retour du calme.
Le troisième coup d’État a été celui où je me suis retrouvée face à des armes et à la peur de ma vie. À l’époque, le président Ange-Félix Patassé était au pouvoir et fut renversé par François Bozizé avec l’aide de la République du Tchad.
Nous avons passé des semaines à entendre parler des combats en cours dans différentes villes. À Bangui, la peur était palpable. Certains internationaux étaient évacués. Sur le campus, il circulait un mélange d’informations véridiques et de rumeurs sur l’arrivée des rebelles vers la capitale. Dans les jours précédant la chute de la ville, nous étions confinés dans l’enceinte du campus et nous priions.
Lorsque les combats ont commencé à Bangui, la ville était morte ; le seul bruit était celui des coups de feu et des voitures rebelles fonçant à toute vitesse dans les rues. De temps en temps, nous voyions par la fenêtre des groupes de personnes courir, portant ce qu’ils pouvaient sur la tête ou sur le dos. Souvent, lorsque les coups de feu éclataient, ils se réfugiaient au bord de la route, attendant le silence avant de continuer.
Je ne me souviens pas du moment exact où cela a commencé, mais c’est arrivé : l’invasion du campus par des hommes armés qui allaient de maison en maison, emportant tout ce qu’ils pouvaient. Le matin, vers 9 heures, des voitures remplies d’hommes armés, dont certains très jeunes, sont entrées par la porte principale. Chez nous, ils ont saisi la télévision, les téléphones, l’ordinateur et tout ce qui traînait. Ils criaient en arabe tchadien, ce qui nous a fait comprendre que certains venaient du Tchad. Il y eut plusieurs allers-retours sur le campus, à environ une heure d’intervalle.
Après leur première arrivée, les parents présents sur le campus ont eu le temps de se retrouver rapidement et de décider de la manière de gérer la situation. Mon père a quitté la maison et s’est dirigé vers son bureau, à environ 7 à 10 minutes à pied, de l’autre côté du campus.
Pendant son absence, un autre pick-up rempli d’hommes armés est arrivé. Cette fois, il semblait qu’ils savaient exactement ce qu’ils cherchaient. Ils ne prêtèrent aucune attention au salon mais allèrent directement dans les chambres pour récupérer des affaires. L’un des hommes demanda de l’eau et de la nourriture, disant qu’il n’avait pas mangé depuis leur entrée dans le pays. Nous leur avons donné des bouteilles d’eau. Un autre demanda si nous étions du Tchad. Nous avons répondu oui. Ils ont demandé où était l’homme qui était là auparavant ; je crois qu’ils parlaient de mon père. Ma mère répondit qu’il n’était pas là. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai quitté la maison et j’ai commencé à courir vers le bureau de mon père. Je ne m’étais pas trop éloignée lorsque deux autres hommes armés, portant des uniformes militaires, m’ont crié dessus et m’ont dit de retourner à la maison. L’un d’eux fit un signe de la main en direction de la maison. J’ai couru m’y réfugier.
Environ une heure plus tard, deux ou trois voitures sont revenues. Cette fois, les objets de la maison ne les intéressaient pas : ils venaient prendre les voitures. Ils sont entrés de force dans la voiture de service garée devant la maison et ont tenté de la démarrer. Cela ne fonctionnait pas, alors ils ont exigé la clé, que quelqu’un de chez nous leur remit. Dans la maison d’en face, ils ont pris un vélo, mais il ne rentrait dans aucune voiture. Dans la maison voisine de gauche, j’entendais une dispute entre un des hommes armés et des adolescents. L’un d’eux gifla une jeune fille qui tentait d’intervenir. J’ai commencé à pleurer. La scène entière était insupportable ; je ne comprenais pas pourquoi le campus était attaqué. Ils réussirent à emmener trois voitures. Après leur départ, un grand calme régna sur le campus durant les heures suivantes.
Dans toutes les maisons, en plus des prières, les gens téléphonaient partout dans le monde pour prévenir que nous étions en danger. Quelqu’un appela peut-être un de ses contacts, car plus tard, une voiture transportant les forces armées de l’Union africaine arriva. Ils roulaient lentement près du campus lorsqu’un groupe d’hommes leur fit signe d’entrer. Lorsqu’ils arrivèrent, les habitants expliquèrent ce qui se passait depuis le matin. On leur dit que nous étions seuls, que nous vivions dans la peur et que nous avions besoin d’aide. Ils passèrent quelques minutes à circuler sur le campus puis repartirent. Nous ne les avons jamais revus.
Le soir, il fut décidé qu’il était trop dangereux pour chaque famille de rester dans sa maison. Toutes les femmes et tous les enfants se rassemblèrent dans la grande salle, tandis que les hommes montaient la garde à tour de rôle. On nous dit aussi d’emporter avec nous le strict minimum (vêtements, passeports) et de cacher d’autres documents importants dans la maison. La plupart dissimulaient leurs objets de valeur dans les plafonds. Nous étions un campus religieux sans aucun moyen de nous défendre, sauf la foi et la résilience. Rassemblés, la peur initiale commença à diminuer. Au total, il y eut de nombreuses conversations sur les événements du jour et sur ce qu’il faudrait faire les jours suivants. Les adolescents bavardaient et les enfants recommencèrent à jouer.
Notre force en tant que communauté était évidente. Nous étions ensemble et nous nous sentions plus en sécurité. Tous les hommes étaient devenus justiciers et un groupe restait éveillé toute la nuit. Nous sommes restés unis plus d’une semaine, le temps que la situation en ville se calme.
Mes souvenirs de vie à Bangui sont ceux d’un beau pays tombé dans le piège de la guerre. De nombreuses vies furent prises, détruites et déracinées par une série de conflits qu’elles n’avaient pas demandés. Ce dont je me souviens aussi, c’est la résilience des personnes qui font continuellement face à ce conflit permanent tout en s’efforçant de vivre au quotidien.
En janvier 2017, j’étais repartie en République centrafricaine pour une courte visite. J’ai eu l’opportunité de rester sur le campus où j’avais grandi et de visiter les écoles que j’avais fréquentées. Bangui porte encore les cicatrices de la guerre. De nombreux quartiers que j’avais connus avaient été partiellement détruits. Il y avait des voitures militaires partout. J’ai retrouvé mon amie Alexia et nous avons passé des heures à parler de nos journées au lycée, de nos livres préférés et de nos amis.
En grandissant, je n’avais pas pleinement apprécié le temps passé à Bangui ; mais avec le recul, je constate que ce sont la résilience et la force qui permettent aux gens d’endurer, de survivre et de continuer à lutter au milieu des conflits.
Deborah Melom Ndjerareou
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